L'incendie - Mohamed Dib

Lisez maintenant ce troisième texte, extrait de l'incendie, roman réaliste écrit par Mohamed Dib en 1954. Vous pouvez également télécharger le document au format pdf et l'imprimer.

Le roman réaliste, L'Incendie (1954), fait partie de la trilogie inaugurée par La grande maison (1952) et clôturée par Le métier à tisser (1957). Omar, le personnage central, découvre les difficultés de la vie, l'injustice des colons envers les fellahs et la révolte qui gronde parmi eux.

Bni Boublen, ce n'est peut-être pas un endroit merveilleux. Ils n'en savent pas grand-chose, les gens de la ville, bien qu'ils aient la réputation d'être instruits en tout. Sur Bni Boublen, ils connaissent encore moins de choses. Là-haut dans le Nord, ou là-bas dans l'Est1, et n'importe où dans le monde, ils n'en savent pas grand-chose. Qui est-ce qui en parle ? Personne ! Pour en parler, il faut le connaître. Si on le connaît, plus on y pense, plus il apparaît, non pas merveilleux mais comme un coin où il fait bon vivre. On y respire l'air des montagnes. Et on s'y sent un peu seul, ce n'est pas la solitude qui se saisit de toi dans la grande ville.

Il est, ici, une autre solitude. Celle des chemins caillouteux et empoussiérés qui parcourent le pays. Bordés de haies, les champs de vigne s'étendent à perte de vue ; de place en place se montre une méchante cabane de fellah2. Toutes ces cabanes sont semblables. Elles ont l'air de quelque chose de perdu, de quelque chose de triste qui te poursuit sans cesse. Les fellahs ne quittent jamais Bni Boublen ; s'ils le quittent, ils ne sont plus bons à rien. Leurs voix sont admirablement nostalgiques, leur salut plein de chaleur. Mais la colonisation blesse : ses yeux ont désespérément peur et les yeux des hommes sont désespérément durs. Le colon considère le travail du fellah comme totalement sien. Il veut, de plus, que les gens lui appartiennent. Malgré cette appartenance en titre, le fellah est pourtant maître de la terre fertile. Bétail et récoltes, partout la vie est sa génération. La terre est femme, le même mystère de fécondité s'épanouit dans les sillons et dans le ventre maternel. La puissance qui fait jaillir d'elle des fruits et des épis est entre les mains du fellah.

Puissant et redoutable, il doit être ; il lui faudrait un jour protéger par les armes son foyer et ses champs.

Mohamed Dib, L'Incendie, 1954

1. Au nord se trouve Oran et au nord-est Alger

2. Fellah : petit propriétaire ou ouvrier agricole