Le regard de Marguerite Duras
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Paru en 1950, ce roman de Marguerite Duras relate le combat inutile d'une famille ordinaire, qui lutte contre la misère et la pauvreté. Centrée autour du personnage de la mère, femme qui cultive les espoirs insensés, l'œuvre plonge le lecteur au cœur de cette Indochine coloniale, dont Marguerite Duras ne manque pas de faire le procès. Ancrée dans un contexte historique et sociologique précis, ce roman pousse le lecteur à s'interroger sur la condition humaine.
C'était une grande ville de cent mille habitants qui s'étendait de part et d'autre d'un large et beau fleuve.
Comme dans toutes les villes coloniales il y avait deux villes dans cette ville ; la blanche et l'autre [...].
Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-là, d'une impeccable propreté. Il n'y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient très propres. Dès qu'ils arrivaient, ils apprenaient à se baigner tous les jours, comme on fait des petits enfants, et à s'habiller de l'uniforme colonial, du costume blanc, couleur d'immunité et d'innocence. Dès lors, le premier pas était fait. La distance augmentait d'autant, la différence première était multipliée, blanc sur blanc, entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du ciel et les eaux limoneuses des fleuves et des rivières. Le blanc est en effet extrêmement salissant. [...]
Arrosées plusieurs fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien entretenues que les allées d'un immense jardin zoologique où les espèces rares des blancs veillaient sur elles-mêmes. Le centre du haut quartier était leur vrai sanctuaire. C'était au centre seulement qu'à l'ombre des tamariniers s'étalaient les immenses terrasses de leurs cafés. Là, le soir, ils se retrouvaient entre eux. Seuls les garçons de café étaient encore indigènes, mais déguisés en blancs, ils avaient été mis dans des smokings, de même qu'auprès d'eux les palmiers des terrasses étaient en pots. Jusque tard dans la nuit, installés dans des fauteuils en rotin derrière les palmiers et les garçons en pots et en smokings, on pouvait voir les blancs, suçant pernod, whisky-soda, ou martelperrier, se faire en harmonie avec le reste, un foie bien colonial. [...] C'était la grande époque. Des centaines de milliers de travailleurs indigènes saignaient les arbres1 de cent mille hectares des terres rouges, se saignaient à ouvrir les arbres des cent mille hectares des terres qui par hasard s'appelaient déjà rouges avant d'être la possession des quelques centaines de planteurs blancs aux colossales fortunes. Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux, recueilli, et, recueilli, payait. Le sang se perdait. On évitait d'imaginer qu'il s'en trouverait un grand nombre pour venir un jour en demander le prix.
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950
1. Les arbres : L'Indochine (partie du Sud Vietnam) fut plantée d'hévéas par les colons français. Ils permettaient la récolté du latex servant à produire le caoutchouc.
2. Le roman de Marguerite Duras paraît en pleine guerre d'Indochine (1946-1954). Guidé par Hô Chin Minh, lui-même soutenu par le bloc communiste, le Vietnam revendique son indépendance. Les français bombardent le port d'Haiphong en 1946 déclenchant ainsi la guerre qui ne prit fin qu'en 1954 par la défaite française à Dien Bien Phû